Points de vue d’un sociologue italien sur des expériences de vente directe

Thomas Regazzola est un sociologue italien, travaillant en France depuis plus de 40 ans, actuellement, installé dans le Morbihan. Après avoir conduit des recherches mettant en perspective le système des grandes firmes françaises, avec la micro-industrialisation territorialisée du Nord de l’Italie, il a entrepris d’analyser les efforts français et italiens pour mettre en place des « dispositifs locaux d’économie horizontale » (qu’on désigne comme « Économie Sociale et Solidaire », en France et comme « Economia Solidale », en Italie).

Vous trouverez ici deux textes restituant ses études dans une intéressante perspective critique.

 

Une entrée en matière

Des efforts importants ont été déployés, depuis au moins deux décennies, de chaque côté des Alpes, pour établir des dispositifs de circulation économique locale qui ont rapidement dépassé les simples alliances locales producteurs-consommateurs et la recherche d’une nourriture saine, pour toucher habitat, énergie, transports, informatique, télécommunications, assurance, banque, tourisme, culture, etc.

 

 

Ces systèmes d’économie localisée, liés au concept rétro-futuriste de petite dimension (Small), sont fortement appuyés sur le tissu social, sur “l’agir ensemble en proximité” et favorisent l’entrelacement entre rapports productifs et liens sociaux. Dépourvus de liens avec la sphère financière, ils visent à préserver, autant que possible, l’autonomie du territoire, à faire de celui-ci le lieu de la prise de décision, de la gestion des fonctions stratégiques, d’appropriation de la valeur ajoutée, de reconversion des ressources dégagées.

Bien que le nombre de ces noyaux “d’économie horizontale” soit tout à fait considérables, bien qu’ils agrègent désormais, de chaque côté des Alpes, plusieurs centaines de milliers de citoyens, bien qu’ils fournissent la preuve expérimentale de leur viabilité, bien que demande et offre d’alimentation sincère, locale, à prix raisonnable, ne cessent de croitre, ces mobilisations restent, partout, minoritaires, par rapport à l’ensemble de la population, suggérant que les modalités de guidage du rapport offre/demande élaborées par « le Mouvement » sont inaptes à se généraliser.

 

Cette inaptitude n’a pas échappé à des capitalistes parmi le plus modernes qui sont en train de s’imposer en tant que gestionnaires efficaces de cette intermédiation.

Ces opérateurs, rattachés, verticalement, par des liens très précis, à la sphère financière, ont parfaitement intégré que la méfiance envers les manipulations agro-alimentaires et envers les pratiques de la GD, ainsi que l’isolement social des individus, alimentent une préférence banale pour les produits locaux, favorisent une inclinaison générique à connaître directement les producteurs, un désir diffus de rencontre avec d’autres participants, et même un parti-pris favorable à la défense du paysan, du territoire et, pourquoi pas, à l’appropriation locale de la valeur ajoutée. S’emparant de certains concepts élaborés par le mouvement et mis en œuvre par deux décennies de travail militant, le capitalisme financier utilise les contenus émotionnels-affectifs des pratiques solidaires comme substrat pour orienter, à son avantage, les flux économiques qui le traversent, acquérant, de ce fait, une sorte de monopole pédagogico-culturel, envers la société globale.

Les militants risquent de ne conserver que les pratiques solidaires, en tant que telles, à propos desquelles, ils pourront continuer à s’échanger satisfecit et affectivité.

 

Après avoir décrit les formes prises, en Italie, par les Gruppi d’Acquisto Solidale et par l’élaboration des lois régionales sur l’économie solidaire, j’ai entrepris la description-analyse du système qui s’est constitué en France (AMAP-GASE, paniers et drives paysans, etc.), à un moment de son évolution où l’irruption de « La Ruche qui dit Oui!’ résonnait comme un signal d’alarme.

Il m’a semblé qu’il était indispensable de regarder de très près cette entreprise et de se demander si son succès ne pourrait pas nous enseigner quelque chose d’utilisable.

Le Mouvement s’est reposé, trop longtemps, trop exclusivement, sur des narrations agiographiques; il a autant besoin d’interpréter et de critiquer ses pratiques, que de mise en réseau et d’organisation. Il faut que chacun s’oblige à s’extraire de son propre « faire » pour réfléchir, publiquement, sur le sens de sa propre action, ainsi que sur celle des autres, pour en saisir les implications, jusqu’à se critiquer réciproquement, faisant avancer une élaboration collective.

 

Thomas Regazzola