Édito

Le 13 septembre dernier, on célébrait le cinquantième anniversaire d’un important article publié dans le New York Times par un universitaire qui recevait, six ans plus tard, le prix Nobel d’économie : Milton Friedman (1912 – 2006).

Son titre : La responsabilité sociale des affaires et l’accroissement des profits.

L’auteur pensait qu’il fallait revivifier l’esprit de la libre entreprise et du capitalisme, alors menacés par de dangereuses dérives. À l’heure où la crise sanitaire et toutes celles qui en sont la cause ou en découlent s’imposent à nous, il est particulièrement intéressant de se rappeler ces lignes.

Les évolutions pernicieuses qu’il dénonçait vigoureusement concernaient la vocation même la « libre entreprise » à qui certains hommes d’affaires dévoyés voulaient faire assumer les conséquences d’une « conscience sociale » qui « prend au sérieux ses responsabilités pour fournir de l’emploi, éliminer la discrimination, éviter la pollution et tout ce qui constitue les slogans de la culture contemporaine des réformateurs ».

« Marionnettes involontaires des forces intellectuelles qui ont miné les bases d’une société libre dans les dernières décades », ces dirigeants d’entreprise revendiquant une « responsabilité sociétale » agiraient en fonction de principes et de valeurs personnels allant à l’encontre de l’intérêt de leurs employeurs. Car limiter la hausse des prix de vente pour contribuer à juguler l’inflation, faire des investissements pour améliorer le bilan écologique de la production, privilégier le recrutement de « chômeurs « purs et durs » pour contribuer à la réduction de la pauvreté : tout cela va à l’encontre du principe essentiel de l’accroissement des profits de l’entreprise et donc de ses actionnaires.

Mais ce système n’est pas prêt à se laisser facilement corrompre. « La difficulté à exercer une « responsabilité sociétale » illustre bien-sûr la grande vertu de l’entreprise privée concurrentielle ; elle oblige les personnes à être responsables de leurs propres actions et les empêche d’exploiter d’autres personnes pour des raisons égoïstes ou désintéressées. Elles peuvent faire le bien mais seulement à leurs propres frais. […]

La doctrine de la « responsabilité sociale » [est une] « doctrine fondamentalement subversive » dans une société libre et […] dans une telle société il y a une et une seule responsabilité sociétale de l’entreprise : utiliser ses ressources et de s’engager dans des activités conçues pour augmenter ses profits, tant qu’elle reste dans les règles du jeu, c’est-à-dire, qu’elle s’engage dans une concurrence ouverte et libre, sans fraude et tromperie1 ».

Ces propos interrogent, révoltent peut-être, celles et ceux qui se reconnaissent au contraire dans la nécessité de combattre collectivement les enjeux de l’heure et qui veulent sauvegarder l’avenir des générations qui viennent mais peut-être aussi notre présent qui est déjà menacé.

Ils étaient ceux d’un éminent économiste qui fut ensuite un des conseillers influents du président Ronald Reagan, un des initiateurs d’une doctrine qui nous gouverne encore puisque l’une des premières « entreprises à mission2 » déclarée vient d’annoncer des milliers de suppression d’emplois pour sauvegarder ses résultats financiers.

Pourtant, la disparition récente d’un illustre centenaire nous a rappelé qu’il est toujours possible de « faire bouger les lignes ». En effet, Daniel Cordier a volontairement témoigné de son parcours de jeune « camelot du roi » issu d’une famille ultra-conservatrice, saisi par la guerre et la capitulation, devenant secrétaire de Jean Moulin et partageant finalement les engagements du conseil de Résistance et le projet de société qu’il portait.

Il voulait montrer que le cynisme de la toute-puissance n’était pas une fatalité mais, passé le temps des alarmes, certaines tendances resurgissent et en 2004, il cosignait avec de célèbres compagnonNEs l’« appel des résistants » : c’était un appel à (ré)agir.

Fut-il entendu ? On peut en douter et c’est certainement pourquoi, il y a juste dix ans, un autre de ces signataires, Stéphane Hessel, publiait un petit pamphlet dont le titre dit tout : « Indignez-vous !3 ».

1 Friedman, Milton, « The Social Responsibility Of Business Is to Increase Its Profits », New-York Timmes, Sept. 13, 1970. Disponible sur : https://www.nytimes.com/1970/09/13/archives/a-friedman-doctrine-the-social-responsibility-of-business-is-to.html

2 L’article 176 de la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi Pacte, introduit la qualité de société à mission. Il permet à une société de faire publiquement état de la qualité de société à mission en précisant sa raison d’être ainsi qu’un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux que la société se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de son activité.

3 Hessel, Stéphane, Indignez-vous !, Montpellier, Indigène éditions, collection « Ceux qui marchent contre le vent », 2010, 32 p.