Mathias Thépot, « ESS, le temps des entrepreneurs sociaux », La Tribune, 18 X 2013, p.5-6.
[…] Des conceptions concurrentes de l’ESS
Au final, le fait que cette loi instaure une reconnaissance forte du secteur de l’ESS fait consensus chez les acteurs qui l’animent. Mais il n’en reste pas moins que de puissants courants idéologiques s’y dégagent. Les nouveaux venus, les entrepreneurs sociaux, représentés notamment par le mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves) en France, ou par Ashoka au niveau européen, prônent un modèle fondé sur l’innovation sociale qui se pérennise grâce à des ressources marchandes et non par le concours des pouvoirs publics. « C’est l’entrepreneuriat au sens de Schumpeter : un entrepreneur porte seul une innovation radicale qui amène le changement et met en mouvement l’économie », explique Jacques Defourny, économiste au Centre d’économie sociale de Liège….
Thépot, Mathias, « ESS, le temps des entrepreneurs sociaux », La Tribune, 18 X 2013, p.5-6.
[…] Des conceptions concurrentes de l’ESS
Au final, le fait que cette loi instaure une reconnaissance forte du secteur de l’ESS fait consensus chez les acteurs qui l’animent. Mais il n’en reste pas moins que de puissants courants idéologiques s’y dégagent. Les nouveaux venus, les entrepreneurs sociaux, représentés notamment par le mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves) en France, ou par Ashoka au niveau européen, prônent un modèle fondé sur l’innovation sociale qui se pérennise grâce à des ressources marchandes et non par le concours des pouvoirs publics. « C’est l’entrepreneuriat au sens de Schumpeter : un entrepreneur porte seul une innovation radicale qui amène le changement et met en mouvement l’économie », explique Jacques Defourny, économiste au Centre d’économie sociale de Liège.
La montée en puissance de ce courant à l’origine anglosaxonne est parfois mal vécue par les opérateurs car « elle gêne à certains égards le courant traditionnel de l’ESS qui met davantage l’accent sur l’initiative collective et recherche l’égalité dans le partage du pouvoir de décision ajoute l’économiste.
Les acteurs traditionnels de l’économie sociale, largement majoritaires en France et en Europe, s’appuient sur des ressources marchandes, publiques et philanthropiques. Les financements publics venant à diminuer, ils demandent, le monde associatif en tête (80% de l’emploi de l’ESS), que des critères stricts s’appliquent aux entrepreneurs sociaux pour éviter que l’enveloppe de la BPI n’aille vers des entreprises assez lucratives pour attirer des capitaux par d’autres moyens. Reste qu’en tout état de cause, la loi traite les préoccupations de chacun. Chaque structure historique de l’ESS a d’ailleurs une partie qui lui est dédiée. « La loi consacre une économie plurielle », constate Elena Lassida, responsable du master Économie solidaire et logiques du marché à l’institut catholique de Paris. Ce qui est, selon elle, « la clé pour que l’ESS change d’échelle ». En effet, allier dans une démarche collective d’innovation sociale, matière première des entrepreneurs sociaux, et l’encadrement des bénéfices, cher aux tenants de l’économie sociale, ne pourra que favoriser les intéractions porteuses de nouveautés.
Autrement dit, il n’y aurait ainsi plus d’un côté une économie réparatrice et, de l’autre, des initiatives individuelles innovantes diffuses, à l’impact limité. « L’économie solidaire n’est pas une économie destinée aux pauvres. Sa force réside dans sa capacité à porter des innovations sociales qui créent du lien social » assure Elena Lassida.
L’économiste met cependant en garde contre une ouverture plus large de la définition de l’ESS pour ne pas que « trop de pluralité ne fasse perdre la pureté ». Car, comme le dit Claude Alphandéry, « nous sommes dans un monde qui n’est pas simplement dominé financièrement par le capitalisme financier, mais aussi idéologiquement ».
Les profits affluant, le risque de dénaturer l’initiative d’origine est grand. Cela s’est d’ailleurs vérifié dans l’histoire : les expériences du socialisme utopique du début du XIXe siècle, dont l’ESS est l’héritière, ont montré que l’abandon de l’utopie originelle a souvent été le premier pas vers la normalisation et l’intégration du capitalisme. La genèse du mouvement était pourtant de rendre le capitalisme obsolète en proposant la mutualisation des risques et des bénéfices, et la solidarité entre les acteurs de l’économie.
Protéger l’ESS contre « la prédation »,
L’ESS marche donc sur des oeufs. La question que pose le chercheur en sciences sociales Paul Jorion résume bien le grand défi auquel l’ESS va être confrontée, notamment si une période de reprise économique se présente : « Est-il possible de protéger suffisamment les projets de l’économie sociale et solidaire qui réussissent contre la prédation qu’exerce le système capitaliste ambiant et dont ils furent incapables de se protéger autrefois ? ».
Oui, en étant résolument optimiste, « l’espoir secret, sans doute, est que la crise qui débuté en février 2007 aura produit une démoralisation suffisante dans les rangs des ennemis de l’économie sociale et solidaire […] pour qu’elle puisse reprendre son envol », ajoute Paul Jorion.
Il ne manque enfin pas d’avertir les acteurs du secteur : « il faudrait alors que nous ayons de notre côté fait de très sérieux progrès dans la résolution des contradictions qui faisaient un jeu d’enfant, pour les adversaires de l’économie sociale et solidaire, de mettre celle-ci sur la touche ».
La balle est désormais dans le camp des acteurs de l’ESS.