Joël Roman, « L’ESS doit cesser d’être un nain politique, entretien avec Hugues Sibille », Les idées en mouvement le mensuel de la Ligue de l’enseignement, no199, mai 2012, p.3

Joël Roman, « L’ESS doit cesser d’être un nain politique, entretien avec Hugues Sibille », Les idées en mouvement le mensuel de la Ligue de l’enseignement, no199, mai 2012, p.3

PESS Marie Jo 9 IX 2013

Ancien délégué interministériel à l’économie sociale (1998-2002) et vice-président du Crédit coopératif, Hugues Sibille crée il y a dix ans un centre de ressources pour l’entrepreneuriat social : l’AVISE (Agence de valorisation des initiatives socioéconomiques), dont il assure aujourd’hui la présidence.

Les Idées en mouvement : Alors que nous connaissons une crise financière et économique, quelle est la part de l’économie sociale dans le débat public ?

Hugues Sibille : J’observe un intérêt croissant pour l’économie sociale et solidaire (ESS). Beaucoup plus fort que lorsque j’étais délégué interministériel de 1998 à 2002. Les États généraux de l’ESS en juin 2011 l’ont montré. De même, le Mois de l’ESS (l’économie qui sait où elle va !) connaît un franc succès. L’ONU a décrété l’année 2012, Année internationale des coopératives. Les grandes écoles s’y intéressent….

Joël Roman, « L’ESS doit cesser d’être un nain politique, entretien avec Hugues Sibille », Les idées en mouvement le mensuel de la Ligue de l’enseignement, no199, mai 2012, p.3

Ancien délégué interministériel à l’économie sociale (1998-2002) et vice-président du Crédit coopératif, Hugues Sibille crée il y a dix ans un centre de ressources pour l’entrepreneuriat social : l’AVISE (Agence de valorisation des initiatives socioéconomiques), dont il assure aujourd’hui la présidence.

Les Idées en mouvement : Alors que nous connaissons une crise financière et économique, quelle est la part de l’économie sociale dans le débat public ?

Hugues Sibille : J’observe un intérêt croissant pour l’économie sociale et solidaire (ESS). Beaucoup plus fort que lorsque j’étais délégué interministériel de 1998 à 2002. Les États généraux de l’ESS en juin 2011 l’ont montré. De même, le Mois de l’ESS (l’économie qui sait où elle va !) connaît un franc succès. L’ONU a décrété l’année 2012, Année internationale des coopératives. Les grandes écoles s’y intéressent.

Les élus locaux s’en saisissent. Les médias eux-mêmes se montrent plus attentifs.

Je considère qu’il existe une vraie attente d’économie sociale dans l’opinion, notamment depuis la crise financière de 2008. L’économie sociale est moderne, car elle conjugue l’économie de marché avec des principes de démocratie et de solidarité.

Je le mesure par exemple au Crédit coopératif, qui rencontre un vrai succès car il est une banque différente. Banque à part entière, mais banque entièrement à part.

Mais il est vrai que l’ESS n’occupe l’espace public qu’en position marginale.

Ainsi, l’élu local soutient-il l’ESS sur son territoire mais n’en parlera pas en prime time à la télévision, s’il occupe des responsabilités nationales. Comme si ce n’était pas une solution politique significative, par exemple pour l’emploi, la santé, le développement économique, l’éducation… J’ai coutume de dire que, comme l’Europe, l’ESS est une puissance économique, sans doute aussi un laboratoire d’innovation sociale, mais pas un nain politique.

Pourquoi cette difficulté ?

Plusieurs raisons à cela. D’abord, l’ESS ne sait pas gagner la bataille des idées. La matière grise est libérale ou étatiste.

Les économistes en restent à l’opposition entre le marché et la régulation d’État.

Pas de think tank de taille pour l’ESS. Pas de présence dans les cabinets de conseils, très anglo-saxons. Du coup elle n’atteint pas une crédibilité suffisante, notamment chez les politiques.

Ensuite, elle n’est pas suffisamment rassemblée sur un projet clair et partagé, porté par une force.

Que pèsent ses organisations face au Medef ? Ce qui divise l’emporte souvent sur ce qui unit.

Enfin, de mon point de vue, l’ESS n’a pas établi d’alliances avec les mouvements syndicaux ou sociaux, comme c’est le cas au Québec.

C’est un frein pour peser dans les rapports de forces.

Précisément, l’ESS ne pâtit-elle pas de la grande diversité de ses formes d’organisation ? Au-delà du mot fédérateur « économie sociale » (qui est d’ailleurs plus un concept français qu’international) qu’y a-t-il de commun entre une association, une coopérative agricole et une mutuelle de santé ?

La difficulté vaut aussi pour les entreprises classiques. Quoi de commun entre une TPE de services à la personne, une PMI familiale dans la mécanique et un grand groupe agro-alimentaire du CAC 40 ? Pourtant nul n’est surpris de les retrouver au sein d’une même organisation patronale !

Ce qui devrait unir les entreprises et organisations de l’ESS, c’est d’être des groupements de personnes et non des sociétés de capitaux, de ne pas faire du profit une fin mais un moyen, de faire participer les parties prenantes au pouvoir de décision. Ceci est un lien très fort, à condition qu’il soit revendiqué comme tel !

En définitive, on ferait mieux de comptabiliser ceux qui se revendiquent comme faisant partie de l’ESS, en acceptent ses principes, les mettent en oeuvre. C’est la raison pour laquelle la question du label me semble intéressante.

Il faut insuffler et revendiquer un sentiment d’appartenance à l’économie sociale.

On a trop confondu économie de marché et économie capitaliste. L’économie sociale est sur le marché pour une part importante.

Mais ce n’est pas une économie du capital. Ce sont des hommes et des femmes qui se regroupent pour porter ensemble un projet.

Je défends pour ma part l’idée de biodiversité entrepreneuriale, ou d’économie plurielle.

L’ESS n’a pas vocation à se substituer totalement à l’économie capitaliste comme le souhaitait le communisme.

Elle a d’abord vocation à ne pas lui laisser le monopole de l’économie de marché, ensuite à l’influencer, enfin à contribuer à de nouvelles régulations auprès de la puissance publique comme par exemple les partenariats entre des entreprises de l’ESS et d’autres qui ne le sont pas pour limiter les excédents et les réinvestir dans l’entreprise, contribuer au développement du territoire, permettre la participation des salariés aux décisions, limiter les écarts de rémunérations…

Les pôles territoriaux de coopération économique (lire page 11) qui se mettent en place actuellement constituent des laboratoires d’avenir.

« Il ne s’agit pas de défendre l’ESS pour elle-même, de façon corporatiste, mais en ce qu’elle est : un acteur de démocratie, de solidarité, et in fine d’humanisme économique. »

Les principes et les statuts de l’ESS lui permettent-ils de mieux répondre aux enjeux actuels consistant à avoir des produits et services durables, à insérer les personnes dans l’emploi et l’économie, à produire des énergies renouvelables ?

Je ne crois pas que l’ESS soit davantage socialement responsable « par nature ».

Certaines de ses caractéristiques lui donnent toutefois un avantage.

Par exemple, le fait que ses réserves soient impartageables est en soi intergénérationnel. On ne travaille pas pour une accumulation personnelle, mais pour le patrimoine commun qu’on transmet aux suivants.

Mais il est vrai que l’ESS doit produire un travail sur elle-même pour repartir des besoins de la société et des finalités sociales auxquelles elle entend répondre. C’est pourquoi, je crois, que le thème de l’innovation sociale se révèle majeur pour l’ESS.

Comment faire pour nourrir la planète ou avoir une alimentation plus saine, pour favoriser l’accès à l’eau, au logement, pour permettre une mobilité de tous, pour prévenir et répondre à la dépendance ?

Il ne s’agit donc pas de défendre l’ESS pour elle-même, de façon corporatiste, comme un territoire en soi, mais en ce qu’elle est un acteur de démocratie, de solidarité, et in fine d’humanisme économique.

Pourquoi défendrais-je une banque coopérative si ses pratiques l’emmènent dans les paradis fiscaux ? Pourquoi défendrais-je une coopérative agricole si ses pratiques sont négatives pour les nappes phréatiques ?

Les entreprises de l’ESS doivent articuler des valeurs (démocratie, solidarité, durabilité), des statuts (ceux de sociétés de personnes qui ont un fonctionnement démocratique et ne distribuent pas de dividendes), et des pratiques dont on peut rendre compte.

Ces trois dimensions sont en tension : d’un côté, on peut abandonner ses valeurs et avoir des pratiques qui vous banalisent ; de l’autre, on peut rester fidèles à ses valeurs mais mourir car on n’a pas su faire évoluer son modèle économique.

Le principal est d’avoir une bonne gouvernance qui permette collectivement de réaliser les bons arbitrages entre ces tensions, voire entre ces contradictions.

D’où l’importance d’avoir des conseils d’administration actifs, rajeunis, compétents, rendant compte aux sociétaires. Ceci aussi est un combat quotidien. Mais passionnant et exaltant. Je le mène depuis 35 ans, sans m’en lasser.