Fanny Darbus, Erika Flahaut, Henry Noguès, Nathalie Schieb-Bienfait (dir.), « L’économie sociale et solidaire. « Nouvelles pratiques et dynamiques territoriales », Travail et emploi 4/2012 (no132), p.81-83.
Cet article est un commentaire critique de l’ouvrage L’Économie sociale et solidaire. Nouvelles pratiques et dynamiques territoriales qui met en évidence les apports de la recherche sur ces sujets mais aussi les multiples questions posées par un regard ressenti comme souvent idéalisé…..
Une synthèse qui, bien-sûr, n’entame pas tout l’intérêt de la lecture de ce livre.
Fanny Darbus « Erika Flahaut, Henry Noguès, Nathalie Schieb-Bienfait (dir.), L’économie sociale et solidaire. Nouvelles pratiques et dynamiques territoriales », Travail et emploi 4/2012 (no132), p.81-83.
URL : www.cairn.info/revue-travail-et-emploi-2012-4-page-81.htm.
Dans cette perspective, la première partie, consacrée à la figure de l’entrepreneur et aux processus entrepreneuriaux, consacre l’existence d’un entrepreneuriat non seulement spécifique à l’ESS mais surtout distinct de ce que recouvre déjà pour nombre d’acteurs institutionnels et scientifiques le concept « d’entrepreneuriat social ». Au travers de plusieurs études de cas allant de la trajectoire et des réalisations de John Rockefeller aux projets financés par l’Union européenne, en passant par la manière dont est utilisé dans le domaine culturel le statut juridique de Société coopérative d’intérêt collectifs, les auteurs cherchent à établir les caractéristiques distinctives de « l’entrepreneuriat en ESS ». En s’intéressant aux conditions d’émergence des projets solidaires, ils mettent en lumière l’importance de leur dimension collective et la primauté de leur ambition sociale. Sans jamais en faire concrètement la démonstration, les auteurs dotent ces critères d’un pouvoir et d’une efficacité symboliques propres, ce qui a pour effet de figer les projets et ceux qui les portent dans une « intention enchantée ».
Ainsi les objectifs sociaux initiaux, de même que la composante collective des projets, sont exempts de variation ou de transformation, tout se passant comme si la priorité des premiers jours, se jouant de toute contrainte, était inexorablement celle des lendemains, ou comme si la dimension collective d’un projet ne souffrait jamais de confiscation ou de reconfiguration susceptibles de remise en cause, et, plus encore, d’interrogation sociologique. L’article consacré aux conditions d’émergence des micro-projets associatifs financés par le Fonds social européen proposé par Brigitte Charles-Pauvers, Nathalie Schieb-Bienfait et Caroline Urbain est assez révélateur. Les auteurs soulignent la prévalence de l’origine collective des projets en même temps que le poids de l’impulsion donnée et maintenue par les personnes qui en sont les investigatrices et qui de fait se posent comme responsables. Ainsi, les représentations implicites du porteur de projet en matière d’entrepreneuriat ont des effets durables sur la « dynamique entrepreneuriale » solidaire. En général, le responsable de projet est un professionnel du monde associatif qui, sans être particulièrement porteur d’insatisfactions face au système actuel, est mû par des valeurs et des aspirations bienfaitrices/bienfaisantes. Les auteurs reprennent donc la définition et la vision que ces porteurs de projets solidaires ont d’eux-mêmes et du monde et, ce faisant, participent à la naturalisation de ces propriétés. Ainsi, on regrettera d’autant plus que la question de l’intérêt de ces professionnels pour le désintéressement ne soit pas soulevée qu’à la lecture, on se demande si leur caractéristique principale ne consiste pas surtout en une capacité à mettre en scène leur production sur un registre particulier, celui de la morale.
D’autres articles cherchent à identifier ce qui détermine la qualité des emplois et du travail dans le secteur. Pris dans des contextes nationaux, institutionnels et juridiques variés, plusieurs segments d’activité et composantes de l’emploi sont comparés. Si le premier constat est celui d’une forte hétérogénéité des conditions d’emploi, la supériorité de l’emploi « solidaire » en termes de qualité s’avère bien relative et contingente. Une enquête sur l’ESS canadienne montre qu’au même titre que dans le secteur privé classique, secteur d’activité, territoire, taille de l’organisation, poids des normes internes et/ou externes déterminent le caractère plus ou moins favorable des conditions d’emploi rencontrées. Sur le terrain de la reconnaissance professionnelle et salariale, l’influence de ces facteurs domine également, sans surprise[1].
Toutefois, c’est la prise en compte de l’emploi dans le projet initial des organismes, traduite dans la volonté de faire accéder au rang de profession l’activité concernée, qui détermine l’existence d’une dynamique de salarisation. Exception faite de la transformation de l’activité bénévole en activité salariée, la salarisation repose, pour les auteures, sur la reconnaissance de la qualification symbolique, c’est-à-dire sans qu’elle ait d’effet en matière de valorisation du salaire. Ce dernier élément soulève la question de la politisation des organismes, en même temps que celle des régulations posées ou non par les pouvoirs publics en matière d’emploi et de marché du travail. Si en Belgique, sur le terrain de l’aide à domicile, il vaut mieux être employé par un organisme de l’ESS plutôt que par une entreprise privée lucrative, la méconnaissance par les salariés eux-mêmes de conditions d’emploi différenciées amoindrit les effets de cet « avantage comparatif », comme l’indiquent Stéphane Nassaut et Marthe Nyssens. Dans les deux articles cités, les auteurs s’accordent pour dire que le caractère très souvent précaire des emplois étudiés est lié à une très faible politisation – dont témoigne par exemple le faible taux de syndicalisation – des organismes de l’ESS et de leurs salariés. Dans une grande mutuelle où les conditions d’emploi semblent pourtant objectivement enviables, la question de l’engagement militant des employeurs et des salariés se pose de façon plus paradoxale, puisqu’il n’empêche pas l’existence de conflits du travail. Ainsi, travaillant peu ou pas la question du travail et de l’emploi, les établissements solidaires ne parviennent généralement pas à établir en interne les régulations et contraintes nécessaires à la bonification de leurs emplois ou à la mise en place d’un dialogue social de qualité reconnu par tous.
Enfin, les contributions de la troisième et dernière partie de l’ouvrage tentent de déterminer ce qu’apporte l’ESS à la dynamique des territoires. En l’occurrence, les résultats issus des articles réunis sont très contrastés. Considérant d’emblée que la présence d’organismes solidaires est synonyme d’effets bénéfiques et d’améliorations économiques et sociales au service du bien commun, Amélie Artis, Danièle Demoustier et Emmanuelle Puissant donnent à voir, grâce à six études de cas, les conditions dans lesquelles la contribution des organismes de l’ESS est optimale pour un territoire donné. La formule la plus adaptée à la valorisation des initiatives solidaires correspond, en l’occurrence, à une « dynamique transversale » dans laquelle les organismes de l’ESS sont amenés, par le jeu de médiations institutionnelles, à travailler en coordination avec l’ensemble des acteurs et secteurs d’activité engagés sur un même espace. À l’inverse, Nadine Richez-Battesti, Patrick Gianfaldoni et Jean-Robert Alcaras montrent, avec l’exemple des banques coopératives qu’appartenir à la sphère de l’ESS n’est pas une condition suffisante pour garantir l’existence et le développement de relations qui dépassent le cadre des rapports marchands ordinaires de manière plus marquée que celle de leurs concurrents, le développement de relations non-marchandes dans un espace local autour de la banque et de ces agents étant pour eux un indice de ce qu’ils nomment « l’ancrage territorial » d’entreprise. Si le réel met à l’épreuve l’intention solidaire, la volonté de faire de l’ancrage territorial un axe de développement fort tant au plus haut niveau des banques considérées qu’à l’échelle des administrateurs et des salariés est vu comme nécessaire à la valorisation des organismes coopératifs. Enfin, grâce à une étude portant sur le secteur de l’aide aux personnes âgées, l’effet du désengagement de l’État sur les territoires ruraux en France et au Canada est interrogé. La comparaison porte sur les modalités permettant d’organiser ou non la délégation des services sociaux et de santé au secteur privé lucratif ou au bénévolat. La faculté des organismes de l’ESS et du volontariat, à pallier les manques de moyens et d’intérêt pour les activités citées est structurellement limitée à la fois par leurs propres ressources, prises dans des contraintes gestionnaires fortes, et par la faible visibilité qui caractérise la plupart des petites associations engagées dans le domaine.
La diversité des terrains et des points de comparaison constitue le principal intérêt de l’ouvrage. Si des analyses nuancées apparaissent dans certains articles, une vision enchantée du secteur domine cependant. Ainsi, désintéressement et rétributions symboliques constitueraient la marque de fabrique de l’ESS, lesquels viendraient indéfectiblement compenser – au point de les rendre invisibles – des « désagréments » matériels tout aussi caractéristiques de cet univers (tels la faiblesse des salaires ou les rapports de forces internes). Or, les conflits qui émaillent l’histoire de la MGEN, ou les récentes grèves d’Emmaüs, montrent que ces apports immatériels ne satisfont qu’un temps ceux qui en bénéficient. On regrettera ainsi l’absence de contributions traitant de ces aspects ainsi que de la politisation (ou non) des salariés du secteur. En effet, si comme le suggèrent la plupart des auteurs, l’ESS appose une empreinte morale au champ économique, c’est qu’elle s’appuie sur les dispositions particulières de ceux qui travaillent en son sein et en son nom. À ce titre, il serait utile d’interroger les dispositions de ces salariés et plus largement leur rapport au monde : ont-ils des velléités, petites ou grandes, de transformation du monde social ? Ou au contraire sont-ils mus par une volonté de perpétuation d’un certain ordre social, et si oui, lequel ? Enfin, la question de l’État comme instance de régulation du secteur, évoquée en conclusion de plusieurs articles, et les rapports qu’entretiennent les acteurs de l’ESS à la puissance publique devraient sans doute être posés de manière plus frontale.
[1] Voir la contribution d’Annie Dussuet et Érika Flahaut, « Entre professionnalisation et salarisation, quelle reconnaissance du travail dans le monde associatif ? ».