Philippe Frémeaux, « L’économie sociale et solidaire, une réponse à la crise », Alternatives Economiques, n°328 – octobre 2013
L’ESS innove contre la crise. Son défi : montrer que l’on peut associer performance économique et défense des valeurs de solidarité. Sa promesse : donner la priorité aux personnes.
La notion d’économie sociale et solidaire (ESS) s’est peu à peu imposée dans le débat social. De nombreuses collectivités territoriales ont désormais un élu en charge du développement de l’ESS et soutiennent des structures destinées à y concourir. L’Etat s’y intéresse également, comme en témoigne la nomination d’un ministre délégué en charge de ce dossier. Ce succès tient à la fois aux services qu’elle rend et à la promesse qu’elle porte : celle d’une économie qui répondrait aux besoins de manière soutenable, en donnant la priorité aux personnes et à l’emploi plutôt qu’au profit, et en privilégiant le territoire local….
Frémeaux, Philippe, « L’économie sociale et solidaire, une réponse à la crise », Alternatives Economiques, n°328 – octobre 2013
URL : http://www.alternatives-economiques.fr/l-economie-sociale-et-solidaire–une-reponse-a-la-crise_fr_art_1251_65093.html
L’ESS innove contre la crise. Son défi : montrer que l’on peut associer performance économique et défense des valeurs de solidarité. Sa promesse : donner la priorité aux personnes.
La notion d’économie sociale et solidaire (ESS) s’est peu à peu imposée dans le débat social. De nombreuses collectivités territoriales ont désormais un élu en charge du développement de l’ESS et soutiennent des structures destinées à y concourir. L’Etat s’y intéresse également, comme en témoigne la nomination d’un ministre délégué en charge de ce dossier. Ce succès tient à la fois aux services qu’elle rend et à la promesse qu’elle porte : celle d’une économie qui répondrait aux besoins de manière soutenable, en donnant la priorité aux personnes et à l’emploi plutôt qu’au profit, et en privilégiant le territoire local.
Un projet politique
La notion d’ESS a émergé ces quarante dernières années. Au-delà des organisations qu’elle rassemble, dont l’origine est ancienne et les pratiques diverses, elle renvoie à un projet politique : faire de l’économie autrement, à travers la convergence de deux mouvements. Le premier, né dans les années 1970, a redonné de la visibilité à l’économie sociale historique (coopératives, mutuelles et associations), définie par ses statuts (non-lucrativité et gouvernance démocratique). Le second, qui se reconnaît dans la notion d’économie solidaire, est né dans les années qui suivirent, afin de répondre aux conséquences sociales de la crise tout en semant les germes d’un autre modèle de développement.
Plus de 2,3 millions de salariés
L’économie sociale et solidaire (associations, coopératives et mutuelles) emploie plus de 2,3 millions de salariés, soit 10 % de la population active occupée. Elle mobilise des millions de bénévoles et rassemble des adhérents et des sociétaires qui se comptent par dizaines de millions. Son positionnement est cependant très spécifique : 80 % de ces emplois sont regroupés dans des activités qui pèsent 20 % de l’emploi total. Elle est particulièrement présente dans l’action sociale, la santé, l’éducation, la formation, la culture, les loisirs et les activités financières. En revanche, elle pèse peu dans l’industrie, le bâtiment et dans de nombreux services marchands. Seules les sociétés coopératives et participatives (Scop) sont présentes dans de nombreuses activités, mais leur poids (43 000 salariés) demeure limité.
L’économie solidaire a ainsi pris la forme d’initiatives visant à offrir des emplois à des personnes victimes du chômage de masse (insertion par l’activité économique de personnes jugées inemployables, microcrédit, finance solidaire, etc.). Elle a également promu des formes d’échange et de coopération plus équitables (commerce équitable, systèmes d’échanges locaux, monnaies complémentaires). Elle a, enfin, appuyé toutes les formes de production plus soutenables (énergies renouvelables, agriculture biologique).
Des modèles économiques très variés
Les organisations de l’économie sociale et solidaire suivent des modèles économiques très variés. La plupart des coopératives et des mutuelles sont totalement insérées dans le marché et sont en concurrence frontale avec leurs rivales capitalistes, au risque d’adopter les mêmes stratégies. Mais cette dérive, qu’on a vue à l’oeuvre notamment dans le secteur financier, n’est pas générale, et certaines banques coopératives et certaines mutuelles associent avec succès performance économique et défense des valeurs de solidarité.
A l’autre extrémité du spectre, nombre de grandes associations sont étroitement liées à l’Etat social et dépendent des financements assurés par la sphère publique, en contrepartie des missions qui leur sont confiées (action sociale, santé, éducation, par exemple), tout en contribuant à la définition des politiques publiques. D’autres associations, enfin, actives dans les domaines de la culture, du sport, du tourisme, de l’éducation populaire ou des services aux personnes bénéficient de ressources hybrides, la collectivité les aidant à mettre à disposition de tous les publics, même les moins solvables, les services qu’elles proposent.
Ces organisations ont en commun de civiliser l’économie, de la démocratiser, ne serait-ce qu’en introduisant du pluralisme dans les formes d’organisation productive. Elles témoignent que l’entreprise privée capitaliste n’est pas l’unique forme d’organisation apte à produire efficacement des biens et des services, et que l’enrichissement personnel n’est pas le seul motif qui peut donner envie d’entreprendre. Elles renouent, enfin, avec la promesse portée par les utopistes du XIXe siècle : celle d’une économie qui se donne pour but de répondre aux besoins humains. De quoi contribuer à rendre notre société plus douce et démontrer en actes qu’une alternative est possible.
Un potentiel de développement
L’économie sociale et solidaire a-t-elle vocation pour autant à occuper tout le champ de l’économie ? On peut en douter au vu de la place très spécifique qu’elle occupe aujourd’hui . En revanche, elle a un rôle majeur à jouer dans l’émergence de solutions à la triple crise économique, écologique et démocratique à laquelle nous sommes confrontés. Une société plus soucieuse de réduire ses consommations matérielles et de privilégier le bien-être de ses membres donnerait plus de place aux services aux personnes, aux dynamiques territoriales, aux circuits courts, aux énergies renouvelables, au recyclage généralisé et à l’emploi pour tous. Autant d’activités dans lesquelles l’ESS a fait oeuvre de pionnier.
De même, une société qui privilégierait la démocratie à tous les niveaux favoriserait les sociétés de personnes à but non lucratif ou à lucrativité limitée. Elle donnerait aussi davantage d’espace aux organisations dont les objectifs convergent avec ceux des collectivités territoriales. C’est pourquoi les pouvoirs publics, à tous les niveaux, doivent contribuer à faciliter son développement, et c’est d’ailleurs à cette fin qu’une loi est soumise au Parlement cet automne .
Efficacité et légitimité, le double défi
Le développement de l’économie sociale et solidaire, en termes de poids dans l’emploi total, va cependant demeurer étroitement corrélé au niveau de socialisation des revenus, compte tenu de la part dominante en son sein des grandes associations qui produisent des services non marchands ou subventionnés. La pression à la baisse des prélèvements obligatoires joue donc négativement pour l’ESS, même si, parallèlement, la Banque publique d’investissement (BPI) lui destine une enveloppe spécifique. Par ailleurs, dans un contexte de recherche d’opportunités de marché par le secteur privé lucratif, l’ESS subit la concurrence des sociétés de capitaux. On le voit dans le domaine des maisons de retraite, de la garde d’enfants ou des mobilités douces…
Dans ce contexte, l’émergence de la notion d’entreprise sociale est une bonne chose quand elle signifie qu’on peut marier efficacité entrepreneuriale et fidélité à un objet social solidaire. Elle risque cependant d’avoir un petit goût de retour en arrière quand elle laisse planer l’idée que les entrepreneurs sociaux pourraient se substituer à un Etat social en recul, grâce à l’aide apportée par la charité privée ou le mécénat d’entreprise.
Le potentiel de développement de l’ESS dépendra au final de sa capacité à se montrer aussi efficace que les sociétés de capitaux tout en portant une autre vision de l’économie, ouverte à la coopération et produisant des biens et des services à forte utilité sociale, au sein d’organisations gouvernées plus démocratiquement.