Nabli Hamdi, « L’innovation, la formule incantatoire », Libération, 24-25 décembre 2013, p.XI
Alors que la crise exige des solutions, il est temps de s’interroger sur le sens caché du discours positif du pouvoir, sur le symbole que porte un mot passe-partout : « innovation ». Qu’est-ce à dire ? Comment un processus lent et complexe, résultant pour une bonne part de la recherche fondamentale, et donc du hasard, de l’expérimentation et de l’incertitude, peut-il être élevé au rang de principe général de gouvernance ? L’audace peut-elle être commandée en haut lieu ? Cette volonté d’innovation semble bien correspondre à quelque chose comme une injonction paradoxale, telle que définie par le psychologue Gregory Bateson, de l’école de Palo Alto, dans sa théorie de la schizophrénie : « Le paradoxe est un modèle de communication qui mène à la double contrainte ». Exemples : « sois spontané », « sois grand, mon petit » ou… soyons innovants….
Nabli, Hamdi, « L’innovation, la formule incantatoire », Libération, 24-25 décembre 2013, p.XI
Alors que la crise exige des solutions, il est temps de s’interroger sur le sens caché du discours positif du pouvoir, sur le symbole que porte un mot passe-partout : « innovation ». Qu’est-ce à dire ? Comment un processus lent et complexe, résultant pour une bonne part de la recherche fondamentale, et donc du hasard, de l’expérimentation et de l’incertitude, peut-il être élevé au rang de principe général de gouvernance ? L’audace peut-elle être commandée en haut lieu ? Cette volonté d’innovation semble bien correspondre à quelque chose comme une injonction paradoxale, telle que définie par le psychologue Gregory Bateson, de l’école de Palo Alto, dans sa théorie de la schizophrénie : « Le paradoxe est un modèle de communication qui mène à la double contrainte ». Exemples : « sois spontané », « sois grand, mon petit » ou… soyons innovants….
Pour rendre compte de l’usage de cette injonction paradoxale de type schizophrénique, nous pourrions émettre comme hypothèse que l’abus de l’innovation dans le langage de nos élites résulte de l’incursion du discours publicitaire dans le discours politique. Rappelons-nous que les industries du loisir et de la consommation nous invitent constamment à être ce que nous sommes déjà : « Soyez vous-mêmes », etc. Rassurons-nous, la société française et ses élites ne sont pas folles, au contraire. Dans l’optique technocratique, le rôle de l’Etat ne consiste qu’à mettre en place un environnement fiscal et culturel favorable à l’éclosion d’innovations technologiques. Programme fort raisonnable. Les experts promouvant le régime du changement perpétuel citent Schumpeter pour étoffer leurs vues. Les travaux de cet économiste du XXe siècle portent sur l’importance des innovations dans l’alternance des cycles croissances, crises. Selon sa théorie, les crises s’expliquent par la transition d’un modèle de production à un autre, à travers l’introduction d’une mutation dans le système capitaliste. La succession de ces étapes se nomme la « destruction créatrice » : effectivement, la destruction d’activités suite à une innovation est concomitante avec la création de nouvelles activités. Cette innovation est portée par un entrepreneur génial, capitaine d’industrie prenant le risque d’introduire une nouveauté, et acquérant un monopole sur le marché.
A l’ère postmoderne, le moteur de l’innovation technologique est la recherche fondamentale. L’innovation étant la condition essentielle de la croissance économique, sanctuariser la recherche publique, c’est assurer la compétitivité de la France au niveau mondial. L’innovation suppose une confiance dans le progrès technique : il faut laisser les innovateurs innover et « utiliser avec précaution le principe de précaution » (Louis Gallois). Le principal risque que l’on court est celui du déclin. Cette conception du monde explique l’obsession française pour les modèles étrangers : à écouter les experts, la France est en retard par rapport à l’Angleterre et à l’Allemagne depuis le XIXe siècle – depuis Waterloo, l’Hexagone est en perpétuelle session de rattrapage. En 1919, Paul Valéry, dans sa Crise de l’esprit, déplorait que la modernité soit caractérisée par l’exploitation du savoir par le pouvoir : l’utilitarisme est la fin de l’humanisme. Le savoir humaniste visait la compréhension de l’autre, le savoir techniciste la lutte contre les autres. L’innovation est la continuation de la volonté de puissance par d’autres moyens. Pire : la notion de « destruction créatrice » s’inspire du concept tragique d’« éternel retour du même », de Nietzsche, et présente ainsi la vie économique et sociale comme un cycle insensé de crises incessantes.
Comment expliquer la mise en avant de l’innovation par notre classe politique optimiste, alors que celle-ci est tributaire du concept pessimiste de destruction créatrice ? Pourquoi les élites s’empressent-elles de manipuler ce concept anxiogène, rappelant le chômage causé par la robotisation et le stress dû aux changements d’organisation du travail ? Pourquoi ces élites font-elles de l’innovation le sens de la société , alors qu’elle est l’origine d’un monde caractérisé par le renouvellement éternel, par l’absence de sens ?
La surestimation politique de l’innovation sert à accoutumer la population à l’idée que l’adaptation est la règle du jeu. Nos élites ont une conception du monde hypermécaniste : elles considèrent la technique comme la réponse à nos problèmes, alors que ces derniers viennent du fait que toutes les réponses soient techniques ! Comme si le mot innovation devait exorciser les peurs d’une société repliée sur elle-même – le mot innovation dans le champ techno-scientifique a pour corollaire symbolique son élimination pratique dans le champ sociopolitique. Les élites se reproduisent sans fin, comme des gadgets sortant d’usines interconnectées de dernière génération.
Le mot innovation, dans le discours politique, cristallise une autoglorification de la société libérale, qui cache un processus néolibéral de réification : l’innovation est le concept conservateur du système. L’élite ne nous offre aucun autre imaginaire économique que celui du cycle, aucun autre imaginaire social que celui de la reproduction, aucun autre imaginaire politique que celui de la stabilité. Dans son discours, l’opposition entre le cycle infernal et la stabilité ennuyeuse, le progrès infini et la conservation désespérante, est neutralisée par le troisième terme : « L’innovation, degré zéro de l’écriture politique ».
Dernier ouvrage paru : «l’(In)égalité politique en démocratie», coécrit avec Béligh Nabli, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2013.